Un geste et je suis mort. Assis de force sur un banc devant les vestiaires, je me concentre sur une seule chose, ne pas broncher. Il paraît que l'on a déjà retrouvé des corps inertes, sans vie, dans un fossé à quelques pas de la boîte. Certains disent même qu'il existe une salle derrière la platine du DJ où ceux qui jouent les malins se font passer à tabac en toute discrétion, c'est à dire en toute impunité pour les bourreaux aux mains lestes. J'ai les mâchoires crispées et je tremble. Rester mettre de mes nerfs et fermer ma gueule me demande un pénible effort de concentration, pendant que les deux gorilles m'aspergent avec leur bombe à serpentin. Il y a à peine une heure de cela, l'un deux, le grand Djamal dormait debout, appuyé sur le piquet du tourniquet à l'entrée et les clients qui revenaient du parking, se demandaient s'il fallait le réveiller ou s'il vaudrait mieux attendre dehors dans le froid qu'il ne sorte lui-même de son comatage. Il y a soixante minutes de cela, je n'étais pas encore mis au coin comme un mauvais élève que l'on coiffe d'un bonnet d'âne. Il y trois millesix cents secondes de cela, trois mille six cents secondes qui sont passées à la vitesse de la lumière, je n'étais pas encore suspecté d'avoir voulu planter quelqu'un.
Tout avait pourtant bien commencé en cette soirée de la Saint-Sylvestre. Mais maintenant, je suis là à regarder un écran de contrôle sur lequel défilent des photos de mecs aux visages patibulaires. Tous sont interdits d'entrée. La plupart habitent des clapiers à lapin, superposés sur des structures de béton qui s'élèvent vers le ciel, empêchant la lumière du soleil de percer comme pour s'assurer que leur environnement, que ce soit à Maubeuge, Baix-route, Tourcoing, Mons ou la Louvière, demeure inexorablement gris. Et ouais les pélos, ici on est pas à une soirée jet-set sur la Côte-d'Azur. Ici les cocaïnomanes ne sont pas mondains; ils sont plutôt du genre peu fréquentables vous voyez ? Mais je divague. Où en étais-je ? Je ne sais plus. Mon esprit passe d'une idée à une autre par ce que mon cerveau joue à saute-mouton... Ah oui ! Je disais donc que tout avait bien commencé en ce réveillon du jour de l'an... Putain ! Si seulement ce connard de portier porto-ricain, qui se tient assis à côté de moi pouvait cesser de me marteler les côtes de coups de coude, peut-être pourrai-je vous raconter comment j'en suis arrivé là, dans cette situation plus qu' inconfortable.
_ Alors ? T'as un problème sale français ?, menace t-il les dents serrées, les pupilles dilatées.
Comment ce métèque peut-il me traiter de "sale" français ? Ne surtout pas marquer un quelconque intérêt à ses provocations même si ma tête bout et fulmine. Ce mec n'a qu'un seul mode d'expression : LA VIOLENCE.
C'est marrant. Je pense à tout cela, si fort que j'ai l'impression que vous me suivez comme si vous lisez mes pensées sorties de mon crâne, ouvert comme un livre. probablement un des effets des psychotropes.Si je devais vous narrer mon barratin à haute et intelligible voix, avec ma langue asséchée, ma bouche serrée par une pression phénoménale, nul doute qu'il vous faudrez tendre l'oreille pour me comprendre, car vous auriez l'impression que je m'adresse à vous tout en mastiquant une demi douzaine de chamallows en même temps.
Cet après-midi, mon patron m'autorisa à fermer la boutique de jeux vidéos et de bandes dessinées d'occasions à seize heures pour que j'eus le temps de préparer ma dernière soirée avant d'entrer dans une nouvelle année civile. Ce qu'il ne m'autorisa pas, c'est d'emprunter de l'argent dans la caisse, mais j'en pris le droit, allégeant la petite boîte métallique à compartiments que j'avais l'habitude de cacher dans la réserve, de deux cents euros. Lorsque je commis cet acte frauduleux, je me dis que de toute façon, je serai rentré dans mes frais avant la fin de la soirée et que ce n'était qu'un emprunt à taux zéro. Les billets seront remis à leur place avant même que quelqu'un s'en aperçoive. Avant de tirer le rideau de fer du magasin, alors que les lumières furent déjà éteintes, j'eus à servir une dernière cliente malgré mes protestations. Elle m'expliqua que son mari avait succombé à un cancer en janvier dernier, il y a presque un an et que son môme était rentré au collège en ayant toutes les peines du monde à s'adapter à sa nouvelle vie.
_ Les jeunes de son âge, ils écoutent quoi ?, me demanda t'elle en me fixant d'un air suppliant.
Ce genre de merdes du type r'&b qui passent en boucle à la radio où dans le Hit Machine, pensai-je.
Je l'orientai en fonction de mes goûts personnels en me disant que je rendrai peut-être service à son mouflet si j'évitai de le rendre accroc aux prétendues divas de la chanson du type Beyonce, Mariah Carrey ou je ne sais qu'elles autres pouffes qui ont besoin de montrer leur cul dans des clips qui se ressemblent tous, car c'est le seul organe en lequel elles peuvent compter pour faire carrière.
_ De la techno !, lui répondis-je d'un ton assuré.
_ De la techno ? qu'est ce que c'est ?
Merde, cette vieille peau n'a jamais écouté kraftwerk dans sa lointaine jeunesse ?
_ De la musique électronique Madame si vous préférez. Conçue par ordinateur ou synthétiseur.
_ Oh oui ! Je vois ! C'est à la mode en ce moment.
" Mode", j'ai toujours détesté ce mot. Surtout lorsqu'il sort de la bouche d'une ringarde.
Elle repartit avec un double album des Heretiks " Techno is beautiful", plus une b.d du Surfeur d'Argent que j'arrivai à caser comme vente additionnelle. Cela ferait plaisir à mon boss, lui qui n'a que ce mot là à la bouche " vente additionnelle " comme un leitmotiv qu'il régurgite tellement il a du en bouffer pendant son apprentissage des méthodes de vente, aujourd'hui complétement dépassées.
Bordel ! J'ai mal au bide. Mes tripes me tiraillent et bien entendu, je ne peux échapper à la surveillance de mes gardes. Les mecs qui nous ont refourgué la dope dehors à notre arrivée, ont dû couper aux laxatifs leur speed à dix euros le gramme. Le plus jeune des trois lascars devait avoir pas plus de treize ou quatorze ans et le comble, c'est que c'était lui qui était au volant de la fiesta pourrie au neiman pété.Eh ouais les guys, ici c'est pas St-Trop où l'on travaille dans le show-biz, où l'on expose yacht, rollex, et voitures de sports. ici, c'est plutôt allocations, petits deals et voitures tunées.
Maintenant, il ne me reste plus qu'à serrer les fesses et continuer à me faire aussi discret qu'une petite souris. Cela me permettra de finir de vous raconter ma journée le temps que cela se tasse, d'autant plus que l'ambiance autour de moi est électrique. Il y'a pas plus d'une demi-heure de cela, j'ai vu de mes propres yeux un mec éclater la tête de sa nana juste en face de moi sur l'un des nombreux miroirs qui sont accrochés sur les murs du couloir menant à la piste de l'after. Une simple brouille de couple sous fond d'amphétamines à la Cantat / Trintignant, ça finit souvent sur un air de Supertramp.
Débarrassé de la vieille aux cheveux couleur caca d'oie, je me précipitai chez mes parents prendre une douche et enfiler une tenue adéquate pour la soirée : jean Energy, baskets Adidas jaunes et vertes comme celles que portait Gustavo Kuerten lors de sa victoire à Rolland Garros en 1997 puis un t-shirt Coxwen avec le spermatozoïde sérigraphié à la place du cœur. Je pris un sac dans lequel j'emportai du parfum, quelques cd de la compilation Solid Sound et une bouteille de champagne que je chouravai dans la cave de mon père.
Quelqu'un est venu à ma rescousse. En ce moment même, la bile est en train de négocier avec l'un de ses bâtards de videur pour que l'on me relâche. Ce mec est un tchatcheur né. Bien qu'un peu mytho, il n'a pas son pareil pour vous sortir de situations délicates avec son bagou. Bien entendu, il est chargé à mort et ça fait aucun doute qu'il sera encore en descente lorsqu'il se retrouvera au volant de son poids- lourd lundi. A votre place les mecs, je sortirai pas de chez moi ce jour là, si je me trouvai sur son itinéraire ! Tous deux regardent dans ma direction et le grand Jamel hoche la tête en signe d'approbation. La bile pointe sa carcasse dégingandée vers moi et me dit :
_ C'est bon, tu pourras rentrer dans un quart d'heure.
_ Mais un quart d'heure, c'est long ou ça passe vite ?, je lui pose la question comme ça, parce que je m'en inquiète vraiment.
_ Ouh la ! T'es bien perché toi !, s'esclaffe t-il. T'en fais pas, je lui ai dis que t'étais à l'Ouest et que les ciseaux tu les a pris sur mon tableau de bord avant de les mettre machinalement dans ta poche, sans penser à mal. Faut que j'aille danser là, j'aime trop ce morceau me fit-il avant de retourner se trémousser sur Open your eyes de At the villa people.
En attendant, j'ai trouvé la réponse à ma question : ce quart d'heure va me sembler terriblement long car j'ai une méchante montée qui me file la nausée. J'ai peur de gerber foie gras, toasts au saumon, chapon et buche glacée que l'on s'est envoyé chez les frères Mickey. Les frères Mickey, nous les appelons comme cela en référence au film " Les trois frères ", plus précisément en se remémorant la scène dans laquelle Didier Bourdon et Bernard Campan rentrent complètement à block de boîte après avoir pris un Walt Disney. Une fois, un des deux était tellement flyé qu'il voulut acheter des clopes dans cette boîte. Il se tint devant le distributeur de cigarettes comme on en trouve beaucoup en Belgique puis, il essaya pendant au moins dix minutes d'insérer un billet dans le monnayeur qui ne prenait que des pièces. Ici, on ne trouve pas de Walt Disney. Pour nous animer, les dessins gravés sur les pilules représentent des dauphins roses, des demies-lunes, des Mitsubishis bleues, etc.
Alléluia ! Me voilà libéré. Je vais enfin pouvoir assister à la grande messe du dimanche matin et guincher à l'after autour de la fontaine. Enfin, en temps normal, c'est ce que j'aurais fait, mais cette embrouille m'a un peu coupé les pattes. Je rejoins donc mes potes attablés autour de quelques bouteilles de mousseux que les barmaids vendent en le dénommant "Champagne". Ceci dit, il n'en demeure pas moins que les bulles attirent les nanas comme des mouches sur un morceau de barbaque en décomposition. Tandis que j'ai une coupette à la main, une s'approche et commence à taper la causette. Je vois clair dans son jeu. J'ai beau être défoncé, je devine que tout ce qui l'intéresse, elle et ses pouffes de copines, c'est de se faire une soirée fontaine. Autrement dit, se rincer le gosier à l'œil grâce au premier mec qui louchera sur leur décolleté. Puis, changer de pigeon une fois ce dernier plumé. Mon ami Big Jim est complètement in love d'une autre blondasse. Il n'a rien compris à son petit manège. Il tchatche avec elle , se croyant irrésistible en remplissant son godet qu'elle vide d'un trait toutes les trente secondes. Moi, il n'y a pas moyen que je lâche quoique se soit mais la sangsue s'accroche et continue de me saouler avec son baratin.
_ Blablabla, blablabla.
Je n'arrive pas à me concentrer et je ne l'écoute même pas. Un moment, je saisis une phrase au vol :
_ Et ton copain là bas, c'est pareil, il est mignon !, fait-elle en désignant Flash du doigt.
C'est vrai que ce mec à vraiment une gueule à faire du cinoche. Je lui réponds :
_ Alors plutôt que de me les briser, pourquoi ne vas-tu pas le voir lui ?
En voilà une qui ne reviendra pas me tanner de si tôt ! En plus, sa copine qui faisait les yeux doux au Big Jim, prend aussi la tangente en voyant que notre stock de pèteu s'amenuise.
Les guys sont sortis s'envoyer dans les bagnoles, des traces grandes comme des autoroutes. Je suis resté ici à surveiller les nouvelles bouteilles que nous venons de commander par ce que je ne voulais pas repasser devant les malabars à l'entrée.
_ Qu'est ce qu'il se passe ? J'espère que t'es pas enrhumé au moins ?, me demanda Big Jim sur le ton de la plaisanterie, en voyant que je ne me joignais pas à eux.
Un mec lorgne sur ma coupe et me demande s'il peut prendre une gorgée pour faire passer le taz qu'il a déjà dans la bouche. Je lui dit que c'est ok. Il prend une rasade puis s'installe en face de moi.
_ T'as pas l'air de t'éclater mec., me fait-il.
_ Non, pas vraiment.
Il me tend un cacheton.
_ Tiens, prend ça et d'ici un vingtaine de minutes, tu vas grimper aux arbres. C'est moi qui te le dis.
_ Cool ! Merci.
Le mec tripote le piercing qu'il a à l'arcade et s'ensuit une tripotée de questions.
_ Comment tu t'appelles ? T'as quel âge ? Tu vis où ? Tu viens souvent ici ?
Merde ! Je percute juste maintenant. Je me racle la gorge, faisant remonter quelques miettes d'amphétamine qui n'étaient pas encore descendues dans mes poumons et balance :
_ Excuse-moi gars mais il y a maldonne. Je suis hétéro tu vois. Donc je veux bien discuter avec toi mais ton plan drague... C'est mort !
_ Ok, ok, je vois. Pas de souci. T'en reprends un ?
_ Ouais vas-y. Envoie ! C'est quoi ?
_ Des supermans.
Je me retourne pour scruter vers l'entrée et je me sens soulagé de dire à voix haute :
_ Tiens, voilà mes potes qui reviennent.
Le mec fout le camp, d'autant plus que certains de la bande n'ont " pas des gueules de porte-bonheur " pour employer l'expression de Schwarzzy dans Prédator.
Bordel ! Dans le lot, je n'avais pas vu que Damien était là. Il a la tronche déconfite comme tout le reste de la clique.
_ Eh beh ! C'est des anxiolytiques réduits en poudre que vous auriez du passer à l'aspirateur nasal. Vous en faites des trognes !
On m'explique alors que quelqu'un, malgré la surveillance des vigils, a pété la vitre côté conducteur de la voiture de Dam et a braqué tout ce qui s'y trouvait à l'intérieur. Blouson en cuir, téléphones portables, portes-feuilles, argent liquide... Envolés ! Ces enfoirés ont même trouvé la planque sous le siège où se trouvait la beuh que Dam et ses passagers comptaient s'envoyer sur la route du retour pour aider à descendre.
Je n'ai pas le temps de compatir que Big Jim déboule tout affolé.
_ C'est bon les mecs ! On remballe, on s'arrache !
_ Qu'est-ce qui t'arrive Pélo ? Tu tapes une crise d'angoisse ou quoi ?
_ Nan, j'étais avec Vaness dans la salle transe quand un skin nous a cherché la merde.
Les rasés ont une salle rien que pour eux. Il est impossible de s'aventurer sur leur territoire si vous n'êtes pas passés à la tondeuse et si vous ne portez pas le dresse code adéquat : Air max ou Docs Martens pour les pompes, chemise Fred Perry ou polo Lonsdal et enfin, le Bombers. Si par malheur, vous franchissez la frontière, gare à vous. En revanche, ces pecnots peuvent s'aventurer comme bon leur semblent sur les trois salles de la boîte.
_ Et alors ? Que s'est-il passé ?
_ Ben on a esquivé mais on a recroisé le mec dans le couloir des chiottes. Il pissait du nez, apparemment, il s'en est mangé une. On l'a croisé et Vaness n'a pu s'empêcher de se taper une barre. Le mec est furibard que l'on se foute de sa gueule, il veut nous dérouiller.
Je ne sais pas ce que vous comptez faire les gars mais moi, je me barre.
Il est presque midi. L'heure est venue pour moi aussi de rentrer, avant qu'il ne m'arrive une autre embrouille.
_ Fait chauffer le moteur Pelo, je me casse avec toi.
A l'extérieur, la lumière du jour, réfléchissant dans la neige nous fait mal aux yeux qui ne sont plus que d'immenses tâche d'encre noire. Les clients de la boîte déambulent ci et là à pas saccadés, le visage tout vert et luisant. Un moment, j'ai l'impression d'être un figurant dans le clip '" Thriller " dont nous avons entendu un remix quelques minutes auparavant. Nous prenons place dans la voiture et Big Jim me demande s'il me reste du matos.
_ Oui, un peu de speed et toi ?
_ Pareil, une trace ou deux. On s'envoie le tout avant de repasser la frontière ? Histoire de ne rien avoir à déclarer à la douane.
_ Ok.
Nous vidons le contenu de deux petits paquets en forme d'enveloppes, confectionnées en un savant pliage de papier. Les traces sont énormes. Il faut m'y reprendre à deux fois pour la sniffer et aussitôt, je me mets à claquer des dents.
_ C'est encore une sacrée vrille qu'on s'est faite là me dit Big Jim, heureux malgré les tourments de la soirée.
_ Oui, une sacrée vrille, vivement le week-end prochain qu'on remette ça !
( à suivre )